Comment la démocratie s’établit au Québec

De la monarchie française au parlementarisme anglais – anecdotes tragiques de l’influence civilisatrice du Régime anglais au Bas-Canada, en dépit d’une nette domination ecclésiastique. Revue de certains aspects de l’évolution de la démocratie au Québec.

 

L’apprentissage de la démocratie au Québec commença à la suite de la conquête de la Nouvelle-France par les Anglais victorieux.

La défaite des plaines d’Abraham, en 1759, et la capitulation de Montréal, au printemps de 1760, entraînèrent le départ des Français de la Nouvelle-France, dorénavant appelée Canada. Après la Guerre de Sept Ans, dont la Conquête est un épisode en terre d’Amérique, la France et l’Angleterre signèrent en 1763 le Traité de Paris qui, entre autres arrangements, accordait aux habitants français du Canada la liberté de culte et le maintien du régime seigneurial.

Ensuite, par l’Acte de Québec de 1774, on maintint l’obligation du serment au roi d’Angleterre comme condition de participation au gouvernement de la colonie, mais cette fois sans renoncer à la foi catholique. Également, sous la recommandation du gouverneur Murray, qui craignait l’attrait de la Révolution américaine auprès des 85 000 Canadiens français de la nouvelle colonie britannique, on réaffirma le droit des citoyens de pratiquer la religion catholique, ainsi que d’utiliser le droit français dans les causes civiles. Finalement, on restaura le système seigneurial français aux fins d’allouer et de gérer les terres du pays.

Lois anglaises

Le gouverneur anglais, qui remplaçait l’intendant français nommé par Louis XV, venait d’un pays dont la tradition et les usages politiques étaient fort différents de ce qui existait en France.

En Angleterre, la Magna carta de 1215, appelée aussi la Grande Charte des Libertés, avait eu comme effet de limiter le pouvoir de la monarchie au profit des barons féodaux. Avec le temps, cette charte en vint à mettre le roi anglais sous l’autorité des lois (Rule of law). Ce document devint, suivant les paroles de Lord Jenning, « le plus important document constitutionnel de tous les temps, la fondation de la liberté du citoyen contre l’autorité arbitraire du despote ».

Ce document fut suivi de l’Habeas Corpus Act de 1679, qui visait à empêcher les arrestations arbitraires, et ce, en grand contraste avec les lettres de cachet des rois français, qui pouvaient envoyer des innocents à la Bastille pour longtemps.

Monarchie française

La France connut un tout autre parcours, qui atteindra un point culminant sous Louis XIV. Annonçant sa décision de se passer de premier ministre, ce dernier proclame lors de son accession au trône: « L’État c’est moi. » Jusqu’à la Révolution française, qui débute en 1789, il fut impossible de changer le concept bien français de monarchie absolue.

De sorte que, sous Louis XV et Louis XVI, toute suggestion de monarchie constitutionnelle à l’anglaise fut sévèrement réprimée. La Révolution française élimina la monarchie pour la remplacer malheureusement en 1805 par la dictature impériale de Napoléon.

Démocratie à l’anglaise

Pendant ce temps en Angleterre, la démocratie avançait à grands pas : en 1705, on tenait une élection où les électeurs, surtout des propriétaires fonciers, pouvaient élire des députés siégeant à la Chambre des Communes (House of Commons).

L’institution anglaise traversa bientôt l’Atlantique. À la suite de l’Acte constitutionnel du 10 juin 1791, le Parlement anglais créa deux provinces distinctes : le Haut-Canada anglophone et le Bas-Canada à forte majorité française. Il y fallait donc, comme en Angleterre, un parlement. Aussi, en décembre 1792, on forma, sous l’autorité du gouverneur anglais, deux assemblées parlementaires, une au Bas-Canada (Québec) et une autre au Haut-Canada (Ontario).

Suite à l’élection de 1792, on élit 50 députés dans chaque province. Une controverse survint lorsque l’assemblée du Bas-Canada nomma Jean Antoine Panet comme président de l’Assemblée : cela irrita nombre d’anglophones habitués à dominer la politique du pays dans leur langue.

Après discussion avec Londres, on permit que les lois votées par le nouveau Parlement puissent être rédigées en français, à condition qu’il y ait une version anglaise correspondante. Ce fut une première dans l’Empire britannique, dont ce qui deviendra le Québec faisait partie. En effet, aucun autre pays de l’Empire ne pouvait rédiger ses lois dans une autre langue que l’anglais.

Bientôt, plusieurs Canadiens français devinrent de brillants parlementaires et graduellement le régime démocratique prit racine dans la population du Québec à l’instar des États-Unis, également inspiré par le parlementarisme anglais.

Autoritarisme religieux

Accompagnant l’absolutisme du régime français, il y avait aussi l’autoritarisme religieux qui était non moins pernicieux. Il faut se rappeler qu’à partir de Samuel de Champlain, le premier gouverneur de la Nouvelle-France, la venue de protestants dans la colonie était interdite par un édit de 1627 de Louis XIII, le successeur d’Henri IV créant la Compagnie des Cent Associés. Cette compagnie qui avait le monopole du commerce du Canada ne pouvait accepter que des colons catholiques.

Plus tard, les autorités religieuses et civiles se gardèrent bien d’importer les idées des Encyclopédistes français du milieu du XVIIIe siècle, et on garda donc les citoyens de la Nouvelle-France dans l’ignorance de ces nouveaux auteurs considérés impies par les autorités religieuses.

Aussi, quelle ne fut pas l’indignation du clergé de se rendre compte que la publication du premier journal au Québec en 1778, La Gazette Littéraire de Montréal permettait la diffusion des idées nouvelles venant de France et en particulier celles de Voltaire. Valentin Jautard devint le premier rédacteur de La Gazette.

Bientôt, à l’été 1779, une alliance entre clergé et seigneurs, soit entre Monsieur Étienne Mongolfier, supérieur du Collège de Montréal, et Monsieur Hertel Sieur de Rouville, convainc le gouverneur Haldimand d’emprisonner l’imprimeur Fleury Mesplet pour 3 ans et pour le rédacteur en chef Valentin Jautard considéré plus coupable pour 3 ans et demi.

Enfermé dans une prison froide et humide dans les remparts de Québec, appelée « prison de la prévôté », Jautard eut droit à un régime de pain et d’eau servi par le geôlier d’office, un franciscain appelé le père Berey, bien averti de traiter son prisonnier impie de la « bonne » façon. Jautard, sa santé ruinée, mourut moins de cinq années après sa sortie de prison, à l’âge de 49 ans.1

Quant à Mesplet, une fois sorti de prison, il reprit la direction de son imprimerie qui avait fonctionnée durant trois longues années sous la direction de son épouse.

Il décida alors en 1785, 3 ans après sa sortie de prison, de continuer la publication de son journal qui cette fois-ci devint bilingue, « La Gazette de Montréal » / « The Montreal Gazette », ce qui la protégea contre les tentatives de bâillonnement du gouverneur anglais et des autorités religieuses puisque le journal était lu par l’élite anglo de Montréal.

Le journal fut publié jusqu’à sa mort en 1794; le journal fut alors repris par des investisseurs anglophones et est toujours publié en anglais sous le nom de « The Gazette »

Le sergent James Thomson

Une autre histoire beaucoup plus dramatique eut lieu lors de la conquête de la Nouvelle-France et de la bataille des plaines d’Abraham de septembre 1759. Cette histoire invraisemblable, impliquant une religieuse et un soldat anglais, fut publiée récemment dans un livre intitulé A Bard of Wolfe’s Army, sous l’égide de la Fondation Stewart2.

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Dans ce livre, un sergent écossais de l’armée anglaise du nom de James Thompson (1733-1830) rédige ses mémoires, qui seront plus tard édités et annotés par deux historiens : Earl John Chapman et Ian Macpherson McCulloch.

Le sergent Thompson, éduqué en Écosse, relate quelques anecdotes, dont une reliée à la défaite de Montcalm par le Général Wolfe en septembre 1759 ; après cette bataille, des centaines de blessés tant français qu’anglais furent transportés à l’hôpital Général de Québec pour être soignés par les sœurs hospitalières ursulines.

 

Une relation particulière

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Un blessé âgé de 23 ans, le Sergent John Wilson, des Fraser’s Highlanders, fut transporté dans un lit d’hôpital sous les soins attentifs d’une jeune religieuse de 19 ans, soeur Saint-Gabriel. La jeune religieuse, complètement dévouée à son patient, fut en grande partie responsable de la guérison quasi complète de ses blessures. Le 28 avril 1760, branle-bas de combat, le général Murray faisait face à Sillery à une contre-attaque des forces françaises commandées par le chevalier de Lévis.

Malgré son état de faiblesse, le Sergent Wilson se porta volontaire pour ne pas lâcher son régiment. Après examen médical, il fut déclaré apte au combat : son départ entraîna une crise de pleurs de la part de Soeur St Gabriel, ce qui n’attira pas initialement l’attention des autres religieuses. Malheureusement, la bataille de Sillery, remportée par les Français, causa la mort de nombreux soldats, dont celle du jeune Sergent Wilson.

Lorsque soeur Saint-Gabriel, décrite par le Sergent Thomson comme une jeune femme accorte (a comely young woman), apprit la nouvelle du décès du Sergent Wilson, elle fut terrassée par des convulsions qui alarmèrent profondément les sœurs du couvent.

Transportée à l’hôpital et déshabillée, elle fut mise au lit. Quand – oh surprise ! – on découvrit son état avancé de grossesse, on fit rapidement le lien entre sa crise épileptique et la mort du jeune soldat écossais.

 

Une condamnation arbitraire

La mère supérieure fut mandée immédiatement et elle accusa alors soeur Saint-Gabriel de conduite criminelle impardonnable, tout en la menaçant de torture si elle n’avouait pas son crime. On ne put rien tirer de la pauvre jeune femme, sauf des soupirs et des sanglots. Amenée devant le conseil des religieuses, tout ce qu’on put lui arracher fut ces quelques paroles : « Ah ! Nous sommes toutes mortelles. »

Finalement, on rédigea un acte de condamnation contre soeur Saint-Gabriel dont la sentence était « la mort par étouffement entre deux matelas de plumes ». Cet acte fut dûment signé par l’évêque de Québec et envoyé par un prêtre pour confirmation par le Général Murray. Cette procédure, dans ce genre de situation, était la règle lors du Régime français où l’Intendant devait ratifier de tels jugements.

Opposition du gouverneur anglais

Cependant, le Général Murray refusa d’entériner ce jugement. Il envoya cette réplique de soldat à la mère supérieure : « [les religieuses] n’avaient aucun droit de porter un jugement impliquant la vie d’un sujet de Sa Majesté le roi d’Angleterre… [Et] si la religieuse en question était accusée d’un crime, qu’on lui fasse alors un procès dans une cour légalement constituée et non pas dans un conseil de religieuses. »

De plus, déclara-t-il : « Si les religieuses ne se désistaient pas, il ordonnerait deux pièces d’artillerie qui seraient placées devant la porte du couvent prêtes à détruire les murs. Et, il ferait un rapport à Londres, dénonçant la transgression honteuse commise contre les lois existantes. »

Il semblerait que la sentence imposée fut reportée indéfiniment, même si les règles de l’ordre défendaient, sous peines graves, tout contact avec une personne du sexe opposé ; pas même une conversation n’était permise, sauf en cas d’actes charitables. En cas de transgression, suivant le Sergent Thomson, les religieuses devaient en conscience soit faire étouffer la coupable entre deux matelas de plumes, soit l’emprisonner dans une cellule au pain et à l’eau.3

Un sergent bienveillant

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Quelques années plus tard, le Sergent Thompson, qui, en tant qu’ingénieur des bâtiments, devait inspecter les grands bâtiments publics de Québec, avait à rencontrer soeur Saint-Gabriel lors de ses visites d’inspection. Elle était bien vivante et s’occupait de petites réparations à la structure du couvent.

Au fil des années, les deux devinrent amis et, avec grande délicatesse, le Sergent Thompson apprit que le bébé né de sa liaison avec le Sergent Wilson était vivant et avait été confié à sa grand-mère maternelle, qui vivait non loin. Près de vingt ans après la naissance de l’enfant, soeur Saint-Gabriel réussit à recevoir une lettre de son fils grâce au Sergent Thompson à qui la grand-mère avait confié cette lettre précieuse pour la remettre à sa fille. La pauvre religieuse mourut à 46 ans sans n’avoir jamais vu grandir son fils.4

Démocratie parlementaire naissante

L’histoire de Mesplet et de Jautard, qui se déroula autour de 1780, nous montre l’influence encore considérable du clergé et des seigneurs intégristes sur l’administration britannique. D’autre part, l’anecdote du Sergent Thompson nous démontre l’effet bénéfique d’une intervention d’un gouverneur anglais, Murray.

L’ascension vers un système démocratique fut inspirée par la proclamation du premier parlement par les anglais le 29 avril 1707; le régime britannique aida le Québec à faire une transition graduelle de l’autoritarisme religieux et de l’absolutisme royal vers un système démocratique. Elle dura cent ans et fut marquée par la répression sanglante de 1837-38 et par l’Acte de l’Union(forcée) de 1840 non équitable pour le Québec, mais mitigé par l’alliance Lafontaine-Baldwin de 1841-1850.

L’Acte de la Confédération de 1867 et le Statut de Westminster de 1931 créèrent finalement un Canada indépendant de l’Angleterre, un nouveau pays qui incluait un Québec désireux de participer à la grande aventure canadienne.

Notes

  1. L’Époque de Voltaire au Canada : biographie politique de Fleury Mesplet, imprimeur par Jean-Paul de Lagrave.
  2. A Bard of Wolfe’s Army : James Thompson, Gentleman Volunteer, 1733-1830, édité par Earl John Chapman & Ian Macpherson McCulloch, Robin Brass Studio, inc., 2010.
  3. La sentence d’étouffement réglait deux problèmes : on se débarrassait et de la coupable et du fruit de son crime.
  4. L’archiviste de l’Hôtel-Dieu put confirmer à l’éditeur Earl John Chapman que Soeur St.Gabriel avait bel et bien existée et qu’elle mourut en juin 1787 à l’âge de 46 ans. Cette confirmation fut obtenue avec la promesse de ne pas révéler le nom de famille de Soeur St.Gabriel. Pour le moment, il a été impossible d’obtenir le procès-verbal du conseil des religieuses autorisant l’Acte de Condamnation.
  5. L’endettement du Haut-Canada, dorénavant assumé par l’Union, était près de deux fois plus élevé que l’endettement du Bas-Canada.
  6. La révolte contre le pouvoir central de Londres avait commencé au Haut-Canada (Ontario) et fut bientôt suivi de celle du Bas-Canada avec l’insurrection de 1837 inspiré entre autres par Louis-Joseph Papineau.
  7. Une conséquence inattendue de cette révolte fut l’émeute du 25 avril 1849 à Montréal où des émeutiers en furie, tous anglophones, mirent le feu au Parlement de Montréal à cause du passage du « Rebellion Losses Bill » qui visait à compenser financièrement les habitants du Bas-Canada qui avaient vu leurs propriétés brûlées ou détruites lors de l’Insurrection de 1837. Les émeutiers réussirent à retarder la loi indéfiniment et à permettre à Ottawa de devenir ainsi la capitale du pays.

Notes biographiques

Pierre Arbour, né en 1935, obtint un B.A. de l’Université de Montréal en 1956 et un B.Com. de McGill en 1959. Il eut une longue carrière dans le domaine financier, entre autres à la Caisse de dépôt et placement du Québec. Il est aussi l’auteur de Québec inc. ou la tentation du dirigisme, publié en 1993. Il est maintenant président de la Fondation Universitaire Pierre Arbour, qui donne des bourses aux étudiants montréalais à la maîtrise et au doctorat.